Un épais et odorant nuage de fumée grisâtre parait la pièce d'un plafond cotonneux et mouvant. Malgré un soleil digne d'un après-midi d'été aucune lumière ne traversait le verre sale des fenêtres et tant le quartier des boues que la vue qu'il pouvait offrir restaient cloîtrés à l'extérieur. Dans la cave l'âcre odeur de tabac masquait les relents de brouets incertains et les fragrances indélicates d'habitués engoncés dans leur épais tricot de laine et leur crasse. De vêtements et de saleté, les couches successives masquaient à grand peine les courbes de ventres proéminents ou complètement desséchés.
Tantôt rachitiques, tantôt bouffis, les clients formaient autant de personnages avachis d’un tableau ressemblant à une nature morte souffreteuse. Rien ne bougeait hormis le fiel âpre émanant des pipes et les gouttes de sueur qui peinaient à dégouliner le long des rides. Parfois des lèvres étroites et desséchées s’animaient avec la vigueur d'un poisson mort, juste le temps de quelques mots qui n’arrivaient presque jamais à l’oreille de l’interlocuteur. Alors ce dernier acquiesçait d’un air complice, louant les propos emprunts de vérité d’un homme qu’il n’entendait pas. Ici, tout le monde tombait d’accord.
Ici également tout était vieux. Les hauts tabourets au velours fatigué, les tables remplies d’échardes, les étagères poussiéreuses, le comptoir incrusté de taches et d’alcool, les verres ternes. Le tenancier s'était affiné dans sa cave plus longtemps que n'importe quelle bouteille, au point d'en devenir aussi suave qu'une cuillerée de vinaigre rance. Sa femme et ses fils se trouvaient sous terre depuis plusieurs années et le vieillard continuait à servir d'une main tremblante des boissons douteuses.
Les clients n’affichaient guère meilleure mine. Cheveux grisonnants ébouriffés et glaireux, visages entaillés par le poids du temps qui passe depuis trop longtemps. Ils se tenaient pour la plupart affalés, certains prostrés, d’autres à moitié couchés sur la table. Ils semblaient morts et ceux qui vivaient encore attendaient de l’être. Parfois un éclat de rire graveleux traversait la salle et s’achevait en quinte de toux catarrhale expirant en un crachat sanguinolent. La taverne prenait alors l’espace d’un râle l’aspect d’un repaire de tuberculeux.
Ron renifla bruyamment et se racla la gorge avant de boire une gorgée qui suffit à vider sa chope. Il promena un regard encore épargné par la cataracte sur la salle. Ou plutôt sur la portion de salle qu’il voyait sans avoir besoin de bouger la tête. Comme tous les lundis il était arrivé à l'heure précise à laquelle commençait implicitement la réunion. Comme tous les lundis les autres membres du groupe des vieillards valétudinaires arriveraient avec vingt à trente minutes de retard. Il en avait toujours été ainsi ; c'était devenu un rituel. Au cours du laps de temps où il se retrouvait seul Ron maudissait ses acolytes cacochymes en imaginant quelques remontrances bien senties qu'il ne prononçait jamais le moment venu.
Malgré son âge il restait le plus capable des débris sénescents qui échouaient ici. Il s'échinait à garder ses mains alertes en multipliant les menus travaux et les services rendus. La plupart des gens du quartier en avait conclu qu'il aimait rendre service malgré son bougonnement permanent. Seule Marjolaine, la tyrannique soeur de Luperce, ne s'était pas laissée abuser par un subterfuge aussi grossier. Elle prenait d'ailleurs bien garde de ne jamais le complimenter pour les travaux qu'il effectuait, histoire de lui faire sentir qu'elle n'était pas dupe.
Quelque chose attira l'attention de Ron. Un mouvement. Le fait était suffisamment surprenant pour qu’il s’y attarde. Ses compagnons s'étaient peut-être décidés à faire acte de présence. Une chaussure apparut sur la plus haute marche de l’escalier, bientôt suivie par une autre. Puis vinrent des chausses et un long manteau intact mais défraîchi. Et enfin une tête. Après réflexion Ron en déduisit qu’un homme entrait dans la salle.
Le nouvel arrivant était un vieillard à la mine bien mise, aux traits du visage façonnés par le reproche permanent dont il couvait la salle entière et aux vêtements ordinaires mais soignés qui compensaient sa maigreur physique par une noble prestance. Du moins de l'avis de Ron et pour autant que sa vue déclinante lui permettait d'en juger. Le nouveau venu ne s'embarrassa d'aucune marque de civilité à l'égard des clients ou du tenancier ; il couvrit méthodiquement la salle du regard du prédateur qui cherche sa cible. L'ayant trouvée il se dirigea droit sur Ron pendant que les autres occupants de la pièce employaient tout ce qui leur restait d’énergie à le fixer.
La fumée semblait s’écarter sur son passage. Il marchait avec prestance mais lentement, comme au ralenti. Pourtant il ne lui fallut que quelques instants pour rejoindre la table de Ron et s’asseoir en face de lui. Ce dernier cracha par terre avec ostentation.
"Mon vieux Ron, tu sais quoi ? Voilà que le Veilleur-Chef Roncenoire a pris une mesure qui ne nous arrange pas."
[HRP : le 20 avril à 21h00 débutera la prochaine animation de serveur des Chapitres d'Estel sur un scénario de Teri-chan. Elle se déroulera intégralement dans le Pays de Bree. La prochaine annonce expliquera aux joueurs où commencera l'animation et quel est son principe. Surveillez ce fuseau !]
|